Une nouvelle approche de la performance - entrevue
Jonathan Tedeschi, 26 ans, fait partie des meilleurs coureurs québecois de sa génération. Avec des records de 8.10.14 au 3000m et 14.12.90 au 5000m, l’étudiant à la maîtrise en philosophie nous livre un témoignage drôle et plein de sagesse et nous partage les enseignements qu’il a tirés de sa longue période de blessure.
Comment tes proches te décriraient ?
Ça fait drôle de répondre à cette question, mais voici une réponse qui me semble honnête. Ma famille me décrirait comme quelqu’un « d’exemplaire » pour les enfants qui m’entourent. Cela doit être, en partie, parce que je suis toujours à l’école. Je démontre peut-être une certaine vigueur et une certaine passion autant dans le sport que dans les études.
Mais j’ai été à la surprise de plusieurs personnes me connaissant aujourd’hui un enfant terrible et difficile. Je mordais les autres enfants au parc, je m’amusais à faire des cocktails de shampoing dans les toilettes (condamnant ces dernières), je lançais de la gomme à mâcher dans les cheveux de ma sœur, etc, la liste de mauvais coups est très longue. Bref, j’ai été chanceux et la vie m’a fait rencontrer des personnes qui m’ont mis sur le « droit chemin ».
Mes amis me décriraient possiblement comme quelqu’un de drôle, d’amusant, d’aimant. J’ai peut-être un léger syndrome de Peter Pan (vouloir rester jeune toute sa vie), mais ça me donne, je pense, une certaine naïveté et une volonté de vouloir toujours m’amuser, même si je dois admettre que je vieillis.
À quel âge as-tu commencé la course ?
J’ai commencé indirectement à courir en pratiquant le football (soccer) dès l’âge de quatre ans. J’ai joué au football jusqu’à l’âge de 18 ans pour ensuite me concentrer sur la course à pied. Mais c’est à 16 ans que j’ai vraiment commencé à courir. Suite à une course de cross-country en 4e secondaire à 16 ans au niveau régional, je suis monté sur la deuxième marche du podium… étant chaussé de « Vans » (des souliers de skateboard). J’ai donc décidé de m’inscrire dans un club d’athlétisme (Les Vainqueurs) afin de rejoindre mon ami Patrick Sinigagliese.
J’ai rapidement progressé sans pour autant être parmi les meilleurs coureurs de la province. Au cégep, à l’âge de 18 ans, j’ai décidé de mettre la course à pied au centre de ma vie. J’ai donc rejoint les troupes de mon cégep (Les Vikings de Maisonneuve) et j’ai continué, avec Les Vainqueurs, à progresser en tant qu’athlète. Donc, à ce moment, je ne jouais plus au football.
Qu’est ce qui te motivait le plus à tes débuts ?
Ce qui me motivait le plus à mes débuts était sans aucun doute mes performances. J’ai commencé à aimer la course à pied puisque je réalisais que j’avais un certain talent. Ainsi, assez naïvement, sans savoir ce que cela représentait, je me suis lancé dans une pratique sérieuse de l’athlétisme.
Je pense qu’au départ mon talent naturel pour la course à pied m’a certainement amené à concentrer mes efforts sur cette pratique. Et c’est par après (jusqu’aujourd’hui) que j’ai appris à cultiver un certain amour, une passion pour la course. La course à pied c’est très différent du football. Il y a un bel esprit d’équipe au sein de mon équipe d’athlétisme, comme au football, mais lors des courses, c’est chacun pour soi.
Quel a été le tournant de ta carrière ?
La deuxième place au championnat régional de cross-country (dans la région de Montréal) décrite à la question 2.
Le succès que j’ai connu au sein du circuit collégial. À ma première année collégiale, j’ai complété le championnat collégial national autour de la 30e position… Mais à ma deuxième année, j’ai terminé à la 7e position de ce même championnat. Ainsi, par la suite, j’ai donc cru en mes capacités et j’ai fracassé plusieurs records personnels sur piste. J’ai notamment franchi la barre des 9 minutes au 3000 mètres et me suis approché des 4 minutes au 1500 mètres.
Après mes années collégiales en 2016, j’ai reçu une invitation de Félix-Antoine Lapointe afin de rejoindre ses troupes à l’Université Laval. Après beaucoup de réflexion, j’ai accepté et j’ai connu une année très excitante dès le début. J’ai notamment couru le 1500 mètres en 3 minutes et 50 secondes, le 3000 mètres en 8 minutes et 10 secondes et le 5000 mètres en 14 minutes et 12 secondes.
Tu peux nous parler de ton entraînement pour arriver à ce niveau de performance ?
Ma première année à l’Université Laval fût différente de celles qui suivront (jusqu’aujourd’hui même). J’habitais en colocation et mon accent était principalement (et presque uniquement) sur l’athlétisme. J’étais très rigoureux avec moi-même. J’avais une routine assez déroutante lorsque j’y repense aujourd’hui. Le sommeil était l’une des clés de mon entraînement. Je dormais un minimum (très strict, jamais moins) de 8 heures. Je faisais parfois des siestes en après-midi. Je m’automassais pratiquement tous les jours. Je m’assurais d’avoir des souliers « adaptés », pas trop usés. Je ne sortais pas beaucoup avec des personnes autres que les gens du Rouge et Or. Et mon alimentation était végétarienne depuis déjà quelques mois.
Quant aux entraînements, c’était Félix-Antoine qui coordonnait le tout. Il y avait deux à trois entraînements spécifiques par semaine, soit les lundis, les mercredis et les vendredis. Beaucoup d’entraînement de piste.
Voici mon entrainement qui m’a mené à courir le 3000 mètres au Boston Valentine en 8 minutes 10 secondes.
Beaucoup d’athlètes rêvent secrètement de faire les JO, y as-tu pensé à ce moment ?
Tout à fait. C’est vrai que beaucoup (si ce n’est pas l’entièreté) des athlètes de haut niveau ont rêvé aux JO. Je ne fais pas exception. Je pense qu’au moment où on se lance sérieusement dans la compétition, c’est inévitable de rêver aux JO ou à de grands championnats. C’est perçu comme un optimum dans le sport.
Très peu de temps après avoir couru ton 14:12, tu t’es gravement blessé au tibia, comment as-tu reçu la nouvelle ?
Quelques jours après le 5000 mètres, j’ai ressenti une vive douleur au mollet me forçant à m’arrêter pendant un entraînement et à marcher pour revenir à la piste de l’Université Laval. Après plusieurs jours ressentant cette douleur, j’ai dû m’arrêter et j’ai reçu un « mauvais » diagnostic, c’est-à-dire qu’aucune blessure ne m’a été diagnostiquée. Par la suite, avec une nouvelle équipe de spécialistes, on m’a annoncé qu’il s’agissait de deux bonnes fractures de stress au même tibia.
Je ne me rappelle pas exactement ma réaction au moment de cette annonce. Cependant, tout au long de ma convalescence, je me souviens avoir ressenti beaucoup de gratitude et de reconnaissance d’être aussi bien entouré. J’ai rapidement été emporté dans un « vortex » de tests médicaux afin d’avoir les meilleurs traitements possibles. J’ai même été testeur pour un nouveau système de guérison des os à l’ultrason.
Cette blessure t’a immobilisé pendant plus de 2 ans, tu peux nous en parler ?
Ce qui a été le plus difficile pendant cette période fut sans doute la gestion de l’inconnu, c’est-à-dire que je ne savais pas quand j’allais pouvoir revenir à la pratique de mon sport. J’ai essayé de multiples fois de revenir avec des programmes fractionnés, mais les fractures étaient toujours présentes et il ne s’agissait pas du « bon » timing. C’est à ce moment que j’ai décidé de faire confiance à 100% aux spécialistes et de ne pas brusquer les choses. Je devais faire la paix avec ce retour impatient à la course.
C’était un monde complètement nouveau qui s’ouvrait à moi... Avant ma blessure, lorsque mes cours terminaient, je filais à mes occupations touchant le sport. Maintenant, je tourne la tête et je parle aux étudiant-e-s au sein de mes cours. Et ce qui m’a le plus marqué, c’est qu’à ce moment-là, je pouvais me définir, non pas comme un sportif, mais comme un étudiant, un bénévole, un représentant… un humain. Au sein de ces deux années, j’ai tellement gagné en « humanité ». C’était possiblement quelque chose qui sommeillait en moi, mais qui ne s’exprimait qu’autour du sport. Ainsi, cette pause m’a donné l’opportunité de me redéfinir en tant qu’humain. Ce n’est jamais un bon plan d’avoir tous ses œufs dans le même panier.
As-tu vu un préparateur mental ou un psychologue du sport ?
Tout à fait. J’ai eu des rencontres de préparation mentale, mais surtout en psychologie. J’ai passé plus de temps à voir un psychologue. Il faut savoir que j’ai vécu, en dehors du sport, une période assez difficile au niveau de mes relations interpersonnelles. La blessure est survenue à un moment très difficile psychologiquement, émotionnellement dans ma vie.
La psychologie m’a donné un espace pour sortir ce que j’avais à l’intérieur. J’avais déjà (ou en partie) fait le deuil avec le sport. Ces rencontres m’ont permis de faire la paix avec les démons qui m’habitaient à ce moment. Bref, tout le monde devrait avoir accès à un espace où il est possible de faire la paix avec soi-même. Il est important de défaire les préjugés qui sont véhiculés quant à la thérapie. J’ai l’impression d’avoir gagné 10 ans de maturité pendant ces deux ou trois dernières années de repos sportif.
Aujourd’hui, quel regard portes-tu sur le Jonathan de 2017 ?
Cette expérience, ce chemin parcouru, m’a tellement fait grandir. J’avais besoin de vivre cela pour devenir qui je suis. En 2017, je peux dire que j’étais possiblement trop concentré sur l’athlétisme. Je passais beaucoup de temps à essayer de comprendre ou m’instruire sur le sport. Autant concernant la course à pied en elle-même (motivation, biomécanique, etc.) que la récupération (alimentation, massage, sommeil, etc.). Je n’étais pas « balancé, équilibré ».
Toutefois, ce n’est pas tout noir ou tout blanc. Le fait d’être autant centré sur le sport m’a permis de repousser des limites que je ne pensais jamais atteindre, du moins aussi rapidement. En tant que personne consacrant une grande partie de sa vie au sport, je me suis longtemps défini en tant que « sportif ». Cette étiquette me plaisait et je ne la remettais pas en question. Lors de ma pause forcée à la suite de la blessure en 2017, j’ai voulu relever le défi de me « redéfinir » en tant que personne.
As-tu tiré des leçons de cette expérience ?
Je suis drôlement fier de ce que j’ai parcouru depuis deux ou trois ans. Mon retour à course fut exaltant et exaspérant par moments. Comment reprendre la course à pied après une si longue absence ? J’ai tenté plusieurs fois (au moins deux fois) de reprendre le sport, mais je sentais une nouvelle douleur ou un inconfort qui m’arrêtait aussitôt. Le plus plaisant en athlétisme, c’est que nous pouvons comparer nos propres records et ainsi repousser nos limites … Mais est-ce si plaisant ?
Joël Bourgeois, étant le nouvel entraîneur du Rouge et Or à l’époque, m’a parlé de sa philosophie de course à pied. Ce qu’il m’a appris, c’est que le sport de haut niveau, c’est plus qu’un sport, c’est un mode de vie. Il faut dire que Joël a trois enfants et que pour réussir à concilier travail, famille et sport, il lui faut trouver un équilibre. Ainsi, Félix-Antoine a accepté que Joël s’occupe de mon retour à la course à pied.
J’ai donc saisi cette opportunité de voir les choses différemment. Cette pause forcée m’a redéfini et il n’était pas question de tout mettre de côté pour la pratique de mon sport. Pourquoi ne pas être équilibré ? Autant à l’école, au sein de mes implications que dans la pratique de mon sport.
Joël m'a donc proposé un plan de match plus axé sur un mode de vie actif. Ainsi, fini le plan de reprise fractionnée (marche/course). Joël m’a proposé un plan avec de longues sorties de marche, du yoga/musculation, des activités qui m’amuseraient, etc. La logique? Si je ne suis pas capable de marcher plus d’une heure, je ne serai certainement pas capable de courir plusieurs kilomètres par semaine. Ainsi, ma reprise était un genre de programme fractionné, mais 2.0. J’ai été capable de suivre cette progression et d’être en santé tout en augmentant le nombre de kilomètres par semaine.
La question qu’on me pose souvent c’est : mais maintenant? À quoi ressemblent tes plans et ton mode de vie actif maintenant que tu es « guéri » ? Garder cette manière d’approcher le sport n’était pas une option, mais une condition. Je ne pouvais pas « revenir dans la caverne » et cesser d’être la personne que j’étais devenu. Je voulais continuer à m’impliquer dans la vie communautaire et étudiante, marcher ou faire des activités plaisantes tout en me concentrant sur la course à pied. Ainsi, comme le sport prend beaucoup de temps et d’énergie, j’ai décidé de continuer certaines activités qui me paraissaient plus importantes pour moi en ce moment et d’en laisser d’autres derrières moi. Pour faire simple, j’essaye d’avoir le plus de plaisir à jouer au jeu de « qui court le plus vite ».
Depuis ta reprise, tu as fait une excellente saison de cross-country en 2019, ça t’a fait quoi de revenir à un bon niveau ?
Comme je l’ai mentionné, l’athlétisme est un sport qui se quantifie facilement. Il est facile d’établir des marques et de vouloir les repousser… Cependant, pour certain-e-s, ça peut devenir un cauchemar de toujours vouloir revenir à un niveau de forme et de marques personnelles antérieures. Je ne peux pas dire que je n’ai jamais pensé à vouloir redevenir « dominant » sur la scène provinciale ou nationale. Toutefois, je n’ai pas porté trop d’attention et d’énergie à cela.
Ainsi, j’ai recommencé à m’entraîner et à être plus constant dans cette pratique dès l’hiver 2019. J’ai bâti une base solide tout en gardant en tête que je devais suivre une progression lente pour ne pas risquer de me blesser à nouveau. La saison estivale 2019 est venue assez vite et je constatais que je n’avais pas encore la biomécanique nécessaire pour connaître du succès et continuer d’être en santé après la saison.J’ai donc sagement patienté afin de revenir à un mode compétitif dès la saison d’automne de cross-country en 2019. La saison de cross-country est une saison un peu plus douce pour le corps puisque nous courons principalement sur du gazon.
Cela étant dit, en ayant suivi une progression lente, mais constante, je suis arrivé prêt et confiant à la saison de cross-country. J’ai été surpris moi-même par mes performances. Être revenu à un niveau de forme aussi haut avec cette nouvelle philosophie a été quelque chose de révélateur pour moi. L’importance d’écouter son corps, d’être sage, patient et d’avoir du plaisir dans la pratique, c’est pour moi la clé.
As-tu des modèles ? Des gens qui t’inspirent ?
En course à pied, je suis fasciné par les différentes philosophies et les différents groupes d’entraînement à travers le globe. Autant des programmes high school ou professionnels aux États-Unis que des programmes japonais en passant par des histoires et mythes frôlant la fiction (ou carrément fictifs) sur certains personnages.
D’autre part, certaines sagesses et philosophies plus anciennes m’inspirent beaucoup. Par exemple, la sagesse stoïcienne met de l’avant une discipline et une rigueur immense quant à leur art. Leur pratique m’intrigue et m’inspire pour poursuivre mes passions.
Quels sont tes objectifs de vie aujourd’hui ?
Quelques-uns de mes objectifs primaires sont de rester en santé, d’avoir du plaisir et de garder un certain équilibre.
Au fil du temps, je me rends compte que rien n’est jamais vraiment acquis, ni même les connaissances. Ainsi, il m’est important, voire essentiel, de toujours rester curieux et réapprendre ce que je pense déjà savoir. Cette attitude m’apporte une certaine humilité, une reconnaissance envers les personnes qui m’entourent.
P-S : Je peux avoir l’air d’une personne qui n’est déconcertée par rien, mais ce n’est pas le cas. J’aime exposer ma vulnérabilité et ma sensibilité. J’aime (parfois) vivre le déséquilibre pour me rendre compte à quel point je suis bien lorsque je suis équilibré. Ainsi, j’aime sortir de ma routine afin d’essayer de nouvelles choses. J’ai d’ailleurs quelques tics ou obsessions de ne jamais vouloir prendre les mêmes chemins pour sortir de ma zone de confort et m’habituer au changement.